Le gouvernement veut imposer une illusoire “neutralité de l’apparence” aux agents publics fédéraux. Il s’agit d’une atteinte aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’Homme. Le gouvernement viole par ailleurs son propre accord, qui prévoit de “favoriser la lutte contre les discriminations”…
Le 17 novembre dernier, en guise de traduction de l’accord de gouvernement, le ministre N-VA de la Fonction publique Steven Vandeput a remis aux députés sa note de politique générale dans laquelle il précise que : “Le gouvernement veillera à ce que les services de l’administration fédérale aux citoyens soient neutres et qu’elles soient perçues comme telles. Conformément à la réglementation actuelle, le port ostentatoire de signes reflétant les convictions personnelles (religieuses, politiques ou philosophiques) pendant l’exercice de leur fonction est interdit aux fonctionnaires en contact direct avec le public.” Contrairement à ce que le ministre affirme, le cadre légal existant ne permet pas une interdiction.
En effet, la neutralité dans la fonction publique est prévue par l’article 8, § 1er, de l’arrêté royal du 2 octobre 1937, qui stipule : “L’agent de l’Etat traite les usagers de ses services avec bienveillance. Dans la manière dont il répond aux demandes des usagers ou dont il traite les dossiers, il respecte strictement les principes de neutralité, d’égalité de traitement et de respect des lois, règlements et directives. Lorsqu’il est, dans le cadre de ses fonctions, en contact avec le public, l’agent de l’Etat évite toute parole, toute attitude, toute présentation qui pourraient être de nature à ébranler la confiance du public en sa totale neutralité, en sa compétence ou en sa dignité.”
Toute présentation n’est donc pas interdite. Seule celle “qui pourrait être de nature à ébranler la confiance du public en la totale neutralité” du fonctionnaire l’est. D’autant plus que le critère de la confiance ébranlée s’apprécie à la lumière du respect des règles de fonctionnement, de la transparence et des mécanismes de contrôle et de recours mis à la disposition des usagers pour s’assurer du bon traitement de leurs demandes. Le gouvernement ne démontre pas qu’en matière de service public, il existe un réel dysfonctionnement imputable au port de signes religieux, politiques ou philosophiques.
Le port d’un signe convictionnel en tant que tel ne contrevient pas au principe de neutralité de l’Etat. Pour cause : il n’existe pas d’apparence objectivement neutre, il n’y a que des apparences subjectivement neutres et il n’appartient pas à l’autorité publique d’en imposer une en particulier.
C’est parce que le cadre légal existant ne permet une interdiction qu’en 2007, une proposition de loi avait été déposée par des sénateurs PS, MR, Open VLD et Ecolo. Voici comment l’assemblée générale du Conseil d’Etat (CE) l’a invalidée :
“Les développements ne contiennent pas de justification suffisante de l’obligation qui est faite à tout agent des pouvoirs publics d’observer une même neutralité stricte dans son apparence extérieure, quelle que soit la nature de sa fonction et indépendamment de la circonstance que cette fonction soit exercée en contact ou non avec le public. Compte tenu du principe de proportionnalité, cette justification s’impose d’autant plus que l’obligation inscrite à l’article 5 peut conduire à l’exclusion de citoyens de la fonction publique pour le seul motif qu’ils exercent un droit fondamental, sans qu’il ne soit démontré adéquatement que cet exercice représente un danger pour la sécurité publique, (…) la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou (…) la protection des droits et libertés d’autrui (…) ou pour la sécurité nationale, (…) la sûreté publique, (…) la défense de l’ordre et (…) la prévention du crime, (…) la protection de la santé ou de la morale, (…) la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (…). La justification doit également répondre aux exigences résultant du principe d’égalité et de non-discrimination.”
Cet avis du CE met d’ailleurs en lumière toute la contradiction contenue dans l’accord de gouvernement, puisque celui-ci stipule par ailleurs : “Le gouvernement veillera à favoriser l’accès au marché du travail et la lutte contre les discriminations. (…) Le gouvernement fédéral respectera et encouragera la diversité dans sa propre organisation et dans la prestation de services et définira un objectif chiffré à atteindre. (…) Le gouvernement mène une politique en faveur des femmes.”
C’est donc au nom de la lutte contre les discriminations que le gouvernement se prépare à discriminer une partie des citoyens, avec la circonstance aggravante que ce sont les femmes qui seront le plus fortement touchées, le ministre n’ayant pas encore révélé les mesures qui lui permettront de déterminer si la barbe ou la moustache portée par un homme est ou non un signe religieux, politique ou philosophique.
Dans cette actualité, la sortie du Centre interfédéral pour l’égalité des chances a de quoi surprendre aussi. Réaction de son directeur-adjoint Patrick Charlier : “Nous estimons que le débat peut avoir lieu et que dans certains cas, cette interdiction est légitime, pour du personnel en contact avec le public ou pour des fonctions de direction. Nous préférons en outre que si une loi doit être prise, elle le soit au plus haut niveau législatif afin d’éviter de laisser la décision aux différentes institutions, comme c’est le cas aujourd’hui. Dans certains SPF, c’est autorisé, dans d’autres non.”
En d’autres termes, le représentant de l’administration publique chargée de promouvoir l’égalité des chances et de faire respecter la législation anti-discrimination apporte publiquement sa caution à une politique qui vise à instaurer une inégalité des chances dans l’accès des citoyens à la fonction publique et encourage de la sorte l’adoption de mesures discriminatoires sur la base d’un critère protégé par la législation anti-discrimination. Le Centre ne s’égare pas, il commet carrément une faute grave au regard de la mission que la loi lui a confiée.
Si, au lieu de répondre aux véritables enjeux en matière d’emploi, de relance économique, de lutte contre les inégalités et de réduction de la fracture sociale, le gouvernement concrétise ses menaces sur les droits et libertés fondamentaux, il lancera un défi à toutes les organisations de défense des droits humains et de lutte contre les discriminations. Qu’il soit assuré que Justice and Democracy sera au rendez-vous.
Justice and Democracy asbl